mardi 28 mai 2013

résurrection d'un château (Le Figaro, supplément littéraire, 18 février 1928)

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 résurrection d'un château

Les bonnes nouvelles sont devenues trop rares pour se priver de les fêter, et nous en recevons une inespérée. Un de nos plus grands châteaux historiques, tombé depuis plus de vingt ans à l'état de ruine, et dont ne survivait plus qu'un fantôme, serait à la veille de renaître de sa légende.
Et de quelle légende D'une légende de dix-neuf siècles
Etes-vous allé visiter le château de Jumilhac-le-Grand ? m'avait-on demandé quelques années avant la guerre dans le Nontronnais où j'allais passer l'été. Ceux qui l'ont vu autrefois ne le reconnaissent plus. Non seulement ils ne retrouvent plus rien de son parc ni des bois qui l'entouraient et dont tout a été rasé, mais le mobilier même en a disparu. Tout en a été enlevé, déménagé, vendu, expédié à des brocanteurs Il y avait une chambre célèbre, la fameuse chambre de la Fileuse. Elle n'existe plus Il y avait une extraordinaire batterie de cuisine qu'on venait voir de partout par curiosité. Elle n'y est plus Les girouettes qui représentent dés chevaliers en train de se battre, n'ont pas été enlevées, mais parce qu'on n'a pas encore su comment les descendre. L'orangerie, qui date de Henri IV, passait pour être plus belle que celles de Versailles et des Tuileries, mais on la vendue oranger par oranger, et il n'en restera plus bientôt un seul. On est même allé jusqu'à démolir en partie la galerie de la cour d'honneur pour y établir les water-closets d'un tramway.  C'est affreux, c'est une dévastation, un massacre, et la Félibrée don-née cette année par le Bournat doit pro-chainement se tenir sur l'ancienne terrasse du parc et dans la grande salle de l'orangerie pour protester, sur les lieux mêmes, contre ce vandalisme. Vous devriez y venir. Vous assisteriez à une belle manifestation.

Je ne manquais pas d'aller à la Félibrée, et je ne me rappelle pas une autre manifestation populaire m'ayant laissé un souvenir aussi émouvant. Les discours prononcés au banquet et les poésies récitées à la Cour d'Amour sous la présidence de la Reine, étaient comme des cris de douleur devant ce que leurs auteurs appelaient « un crime commis contre le château et le pays même de Jumilhac, « qui avait été Jumilhac-le-Grand mais qui ne l'était plus ». Les acclamations et les trépignements du public vous remuaient dans l'âme par ce qu'ils avaient d'indigné et de désolé ; et la "mise à l'encan du vieux manoir avait en effet quelque chose de déchirant. Il n'en restait plus qu'un spectre, et ce qui en avait survécu était peut-être le plus navrant. On voyait encore, sur l'ancien emplacement du parc, au pied d'une vaste escalier à moitié démoli et tout vert de mousse, quel-ques magnifiques orangers qui avaient des siècles, mais que déshonoraient des écriteaux où se trouvait barbouillé en grosses lettres grasses. >

A vendre

Quelle histoire est donc c'elle de ce grand et vieux château de France dont on annon-ce la résurrection ? Ellen'est pas ordinaire, et elle date de loin

Le nom même de Jumilhac, de provenance latine, vient de gemellœ aquœ et si gnifie « eaux jumelles ». Le chef-lieu de canton qu'il désigne, entre Nontron et Saint-Yriex, domine en effet une région de et de vallons où murmurent et bouillonnent les ruisseaux et les torrents, et vraisemblablement, il y a dix-neuf cents ans, au temps de la conquête des Gaules, un oppidùm se dressait où se dresse aujourd'hui ; le fantôme du sombre manoir. Mais les siècles passent, Clovis et Charlemagne tiennent après César, les conquêtes des rois de France succèdent à celles des Romains, et le château des marquis s'élève où s'était élevé l'oppidum. C'est ensuite la guerre de Cent ans, et Du Guesclin y fait un séjour après l'avoir reconquis sur les Anglais, comme il a déjà repris Brantôme et comme il va reprendre Saint-Yriex. Puis, deux siècles passent encore, et le château tombe en déshérence, mais pour ne pas tarder à revivre.

Un riche maître de forges des environs, Chapelle. a établi ses usines au' bord de l'lsle, à la Forge-du-Raz. Il sert la cause du roi de Navarre, lui fournit des canons (dont il ne veut pas toucher le prix, et Henri IV n'oubliera pas ce qu'il lui doit. Le titre de marquis de Jumilhac se trouvant sans héritier, il le confère au généreux Chapelle, et les Chapelle de Jumilhac vont se montrer, pendant plus d'un siècle et demi, aussi magnifiques seigneurs que fidèles serviteurs du Roi. Ils reconstruiront l'église, planteront un parc, y amèneront les eaux, y creuseront des bassins, rattacheront par deux ailes les pavillons de flanc autour du vieux donjon primitif, et relieront les extrémités des ailes par une longue galerie-terrasse bordée d'une élégante balustrade. En même temps, ils transforment l'intérieur du château en musée par les tapisseries d'Aubusson, les boiseries artistiques,les tableaux et les portraits de famille dont ils l'ornent.
La Révolution, malheureusement, va tout mettre sous séquestre, et auri tout vendu, tout découpé morceau par morceau, quand Ouviard. le fournisseur des armées de Napoléon, rachètera et restaurera tout, le château comme les domaines, et les donnera en dot à sa fille qui épouse le général de Rochechouart. Jumilhac va ainsi pouvoir revivre sa vie d'autrefois, d'abord avec les Rochechouart, puis avec Mme Say qui deviendra plus tard Mme Janvier de la Mothe. Après elle, seulement, et pendant près de vingt ans, tout retombera encore dans Jes mains des spéculateurs, des marchands de biens et des raseurs de forêts, pour s'y détruire et s'y perdre

Après la Félibrée, j'allais visiter l'intérieur du château, et le spectacle en était encore plus navrant que celui des dévastations extérieures. A part un appartement qui n'avait pas été pillé, mais dont l'aménagement moderne avait quelque chose d'étrange au milieu de ces ruines et de ce décor de féerie, ce n'était, du haut en bas, qu'une suite ininterrompue de chambres, de cabinets et de salles où ne se voyait plus un meuble, et qui donnaient l'impression d'une mise à sac. Les murs n'en étaient plus que de grandes surfaces plâtreuses d'où avaient été arrachées les tapisseries, et où pendaient des morceaux de boiseries cassées au milieu des clous. Tous les des- sus de portes avaient disparu, et les portes elles-mêmes étaient enlevées. Elles avaient été vendues battant par battant, et il en restait seulement quelquefois un panneau à vendre. Comment, dans l'ancienne et vaste salle d'honneur, un immense tableau représentant une chasse à courre avait-il échappé au pillage, et faisait-il encore face à la monumentale et branlante cheminée ?
On avait dû le trouver trop grand et trop abîmé pour s'en embarrasser. Contraire-ment à ce que j'avais' entendu dire, il restait encore aussi quelque chose de la chambre â la 'Fileuse,  une misère, une vague et mélancolique initiale à demi effacée, un H, peint jadis de place en place sur le fond jaunâtre de la muraille, et qui rappelait le nom d'une demoiselle de Hautefort, femme de l'un des marquis de Jumilhac.
Après avoir parcouru toutes ces désolations, je croyais être au bout de ma visite, mais je n'avais pas encore tout vu. A l'un des étages supérieurs, la gardienne qui m'accompagnait m'arrêtait devant une porte fermée à clé, l'ouvrait en me recommandant de m'en approcher avec précaution, et la porte, en effet, donnait sur un abîme. La foudre était tombée sur le château, tout s'en était intérieurement effondré à cet endroit, et on se trouvait au bord d'un gouffre plein d'écroulements de poutres et de murs où venaient jouer des rayons de soleil qui passaient par les fenêtres et par les trous de la toiture.

Il n'y avait qu'un cri dans le pays Il faut sauver le château Il faut le sauver
Mais comment le sauver ? Même racheter, comme Ouvrard la vingtaine de domaines qui l'entourèrent, il aurait fallu, uniquement pour le restaurer et l'entretenir, des fonds énormes, et personne ne semblait plus y penser pendant près de vingt ans.
On devait cependant finir par en reparler, et la presse de la région vient de nous annoncer que le féerique et légendaire manoir, dont la couronne de tourelles, de logettes et de poivrières domine les gorges murmurantes de l'Isle et du Périgord, va être rendu à la vie par la famille même des Chapelle de Jumilhac, soutenue dans cette œuvre de résurrection par la Municipalité et l'Administration des Beau-Arts. Attendons, et réjouissons-nous de voir ainsi rentrer chez elle une des grandes familles de France.
Peut-être cette antique et fantomatique demeure, comme nous en montrent les contes de Perrault, abritera-t-elle un jour le musée régional qu'on y avait rêvé à un moment, et où les touristes et les curieux d'Histoire retrouveraient jusqu'à dix-neuf siècles de souvenirs, depuis ceux des Romains jusqu'à ceux des Rochechouart et des Say, en passant par ta Renaissance et Henri IV, sans parler de la guerre de Cent ans et de Du Guesclin."

 Maurice Talineyr


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